L’alcool est un remarquable lubrifiant social, car, à faible dose, il inhibe les freins comportementaux. Il stimule la bonne humeur, la joie, le rire, l’humour – pas le plus subtil certes ! – et la sexualité. Toutefois, notamment dans ce dernier domaine, la composante psychologique est notable : il suffit de croire que l’on a bu de l’alcool pour se montrer plus entreprenant.
L. Bègue – Cerveau et Psycho
La recherche de plaisir ou la fuite du déplaisir sont des motivations universelles à la consommation d’alcool. Cet article est édifiant, il retrace tous les a priori positifs incrustés au fil des ans dans notre esprit, au fil de notre vie et de l’aducation que nous recevons.
Selon une récente enquête française, 60 pour cent des personnes âgées de 18 à 65 ans avaient consommé de l’alcool dans les trois jours qui précédaient, et pour 75 pour cent d’entre elles, il s’agissait d’un souvenir agréable. L’association entre l’alcool et le plaisir sensoriel est une évidence d’Å“nologue : elle commence par la stimulation du nerf olfactif, puis se poursuit par celle du nerf gustatif dès la première gorgée, et mobilise le nerf trijumeau lors de l’appréciation des caractéristiques physiques de la boisson (texture, température, nature pétillante ou piquante du liquide).
L’alcool aurait également un effet psychologique : il améliore l’humeur, puisqu’après un verre, la plupart des consommateurs affirment qu’ils se sentent bien. Des doses d’alcool faibles ou modérées ont un effet euphorisant, induit par l’activation du système de récompense libérant de la dopamine – le neuromédiateur du plaisir –, et un effet relaxant parce qu’il inhibe le système inhibiteur du comportement. L’alcool favorise les relations interpersonnelles. Non seulement on lui impute d’heureuses propriétés de « lubrification sociale », mais d’aucuns affirment que l’alcool serait la muse d’innombrables artistes. L’alcool améliore-t-il vraiment l’humeur ? Renforce-t-il vraiment les relations amicales ? Stimule-t-il les sentiments amoureux et la sexualité ? Rend-il plus créatif ? Autant de questions que nous allons aborder pour faire le point sur les réalités et les idées reçues concernant l’alcool.
Comment vous sentez-vous après avoir consommé suffisamment d’alcool pour en ressentir les effets ? Une vaste étude, vamm (pour Violence alcool multiméthode), a été conduite en 2006 par notre équipe de Grenoble, sous le contrôle de la Direction générale de la santé (voir l’encadré page 34). Selon cette étude, tandis que 38 pour cent répondaient qu’ils ne se sentaient ni mieux ni moins bien, 49 pour cent affirmaient se sentir mieux après avoir consommé une boisson alcoolisée. Le plaisir qu’apporte l’alcool peut résulter dans certains cas d’une diminution du stress. Dans une étude sur le stress réalisée auprès de 5 300 employés de bureau de 16 pays, un quart des sujets interrogés utilisaient l’alcool pour se détendre.
L’alcool améliore l’humeur…
Diverses études ont confirmé le lien entre alcool et humeur positive. David Warburton, de l’Université de Reading, en Grande-Bretagne, a demandé à des individus ayant ou non consommé de l’alcool de participer à une tâche, dite de Stroop émotionnelle : on demande aux sujets de nommer la couleur des mots qui apparaissent sur un écran. Selon leur temps de réponse, on évalue le caractère menaçant que le mot présente pour l’individu testé. Par exemple, si l’on présente en rouge le mot cancer, le sujet met plus de temps à reconnaître la couleur que si on lui présente le mot concert également écrit en rouge. D. Warburton a montré que chez des sujets ayant consommé de l’alcool, le temps de reconnaissance de la couleur est le même quelle que soit la connotation du mot (menaçante ou non). Dans une autre étude, on a observé que l’alcool conduisait les participants à mémoriser sélectivement des mots liés à une humeur positive. Ainsi, après la consommation d’une dose standard d’alcool (l’équivalent d’un demi de bière), le rappel de mots relevant du champ sémantique du bien-être est amélioré, tandis qu’il est inchangé pour des mots neutres.
Un autre indicateur de l’humeur positive est le sourire. Michiko Kano, de l’École de médecine de Tohoku, au Japon, a présenté à des individus ayant consommé des quantités variables d’alcool diverses photographies d’expressions faciales de joie. Grâce au procédé du morphing, on peut modifier des visages pour qu’ils expriment une émotion neutre ou de joie plus ou moins marquée. L’intensité émotionnelle variait ainsi de 0 pour cent (visage neutre), à 33, 67 et 100 pour cent. Les résultats ont montré qu’une faible dose d’alcool améliore la reconnaissance des expressions faciales de bonheur, tandis qu’une dose élevée la diminue.
L’alcool rend plus sensible aux sourires
Mais stimule-t-il le sourire et le rire ? Geoff Lowe, de l’Université de Hull, en Grande-Bretagne, a comparé l’hilarité d’étudiants ayant bu de l’alcool auxquels on projetait un film comique à celle d’étudiants qui consommaient une boisson sans alcool. Dans une autre étude, le même chercheur a relié la consommation d’alcool avec la fréquence de rires et de traits d’humour produits au quotidien par les sujets interrogés. Une dernière étude, réalisée sur le terrain en observant des consommateurs dans des pubs anglais, a mis en relation le nombre de verres consommés et les sourires et éclats de rire des consommateurs. Les résultats de ces trois études ont confirmé un lien entre le sourire, le rire et l’ingestion d’alcool.
En revanche, si l’alcool rend hilare, il ne rend malheureusement pas subtil. James Weaver, de l’Université d’Indiana, aux États-Unis, a fait boire à des sujets une boisson contenant diverses quantités d’alcool, puis leur a présenté des films humoristiques en leur demandant de les évaluer. Il a observé que plus les sujets avaient bu de l’alcool, plus ils trouvaient amusantes les scènes dont l’humour était fruste (par exemple, une scène où un médecin examine un patient en pyjama en le traitant comme un enfant et en essayant de lui prendre la température rectale). Lorsque l’humour était plus sophistiqué (par exemple un monologue d’humoriste), les sujets qui avaient consommé de l’alcool trouvaient les scènes moins drôles et souriaient moins. La perturbation des fonctions cérébrales exécutives induite par l’alcool ne leur permettait pas de comprendre une forme d’humour nécessitant plus de ressources cognitives. Ce dernier résultat, montrant que l’alcoolisation aiguë altère le sens de l’humour, est cohérent avec une récente recherche sur l’effet de l’alcoolisation chronique réalisée par Jennifer Uekermann, de l’Institut de neurosciences cognitives de Bochum, en Allemagne. Elle a montré que les sujets alcooliques comprennent moins les messages humoristiques, et que cela tiendrait à l’altération des fonctions cérébrales exécutives et à une diminution des capacités cognitives dédiées aux états mentaux complexes.
L’alcool, une histoire de contexte
L’association entre l’alcool et le plaisir tient très souvent au fait que le contexte de consommation est celui du partage d’un moment de sociabilité. Selon l’enquête vamm, 11% seulement des personnes qui consommaient en compagnie d’amis avaient trouvé ce moment désagréable, tandis que c’était le cas de 35% des buveurs solitaires.
De même, une équipe canadienne a montré que des personnes buvant en groupe étaient plus euphoriques que des personnes que l’on amenait à boire seules. Il est probable que le cadre détendu et sociable de la consommation oriente la signification « socialisante » attribuée à l’alcool : voir les autres de bonne humeur ne fait que renforcer l’effet de l’alcool sur l’humeur positive, tandis qu’une consommation solitaire peut rendre encore plus lourd le poids des préoccupations dont l’individu veut précisément se débarrasser en buvant. En outre, consommer de l’alcool en groupe a un effet sur l’image que l’on a de soi : des sujets à qui l’on fait consommer de l’alcool lors d’une fête se jugent plus sociables, comparés à d’autres qui consomment du jus de fruit. Ils sont également jugés plus sociables par les autres personnes. Selon l’enquête vamm, 65 pour cent des sujets interrogés disaient que l’alcool les rendait amicaux et agréables, et 47% qu’il les rendait bavards.
L’alcool favorise les relations, ou pas
L’échange verbal, et plus encore la confidence, constituent un ciment important des relations sociales. Une équipe américaine a réalisé une étude durant laquelle elle a filmé en laboratoire des groupes de trois personnes ayant bu de l’alcool en train d’interagir. Elle a montré que par rapport à des sujets ayant consommé un placebo, des sujets ayant bu de l’alcool souriaient davantage individuellement et collectivement, se parlaient davantage et trouvaient le groupe de plus en plus agréable. Par ailleurs, les hommes ayant consommé une dose modérée d’alcool étaient plus enclins à faire des confidences à un partenaire, tandis que des femmes en faisaient moins. Enfin, l’alcool augmente l’attractivité des personnes de l’autre sexe. Une question découle de ce constat : l’alcool stimule-t-il la sexualité ?
De nombreuses recherches ont été consacrées à l’effet de l’alcool sur les prises de risque sexuelles, par exemple la non-utilisation de préservatifs avec un nouveau partenaire. Les études montrent que des personnes qui consomment davantage d’alcool ont en moyenne plus de partenaires sexuels que les autres (bien que l’on ne puisse pas faire de relation de cause à effet). Ainsi, dans une étude réalisée auprès de 1 300 adolescents âgés de 13 à 19 ans, nous avons observé, avec Sébastian Roché, de l’Unité cnrs/pacte, à Grenoble, qu’une forte impulsivité est statistiquement liée à une tendance à l’ébriété. Par ailleurs, on sait que l’impulsivité est également associée à une activité sexuelle plus importante. Enfin, diverses recherches indiquent que l’intention d’avoir des rapports sexuels précède souvent l’alcoolisation : les enquêtes réalisées auprès de lycéens montrent qu’en moyenne, un sur deux affirme boire plus que d’habitude avant un rapport sexuel et donner davantage d’alcool à son/sa partenaire pour augmenter la probabilité d’un rapport sexuel.
Alcool et sexualité, le plaisir s’envole!
Quel est le rôle de l’alcool dans le domaine sexuel ? Shakespeare suggérait dans Macbeth (acte II, scène I) que l’alcool augmente le désir sexuel mais diminue la capacité physique à le mettre en Å“uvre. Avait-il raison ? Les techniques de recherche utilisées sur ce sujet délicat ont été très variées.
Chez l’homme
Dans une recherche expérimentale, Victor Malatesta, de l’Université de Pennsylvanie, a mesuré le temps nécessaire à l’éjaculation de volontaires sains de sexe masculin se masturbant après avoir consommé diverses doses d’alcool. À 0,5 gramme d’alcool par litre de sang, le délai était notablement allongé, et à 0,9 gramme, de nombreux volontaires ne parvenaient pas à éjaculer. La plupart des recherches utilisent la méthode plus aseptisée de la pléthysmographie pénienne ou vaginale, qui permet d’évaluer la tumescence des zones génitales induite par le flot sanguin en réponse à des stimulations diverses (généralement visuelles). Le plus souvent, ces études concluent que l’alcool, notamment au-delà de plusieurs consommations, diminue ou ralentit, voire inhibe l’activation sexuelle, les capacités érectiles, l’éjaculation et l’orgasme chez l’homme.
Chez la femme
Chez la femme, la quantité d’alcool consommée est liée à une diminution des sécrétions vaginales, du volume sanguin vaginal, de l’activation sexuelle et de l’orgasme. Pourtant, en contradiction avec les indices physiologiques, les mesures subjectives indiquent très fréquemment que des sujets ayant consommé de l’alcool se sentent sexuellement plus activés et affirment éprouver un plaisir sexuel plus intense. En fait, l’atténuation physiologique associée à l’alcool est loin d’être établie, notamment pour des doses d’alcool inférieures à un gramme par litre de sang.
En outre, les variables psychologiques modulent notablement les effets de l’alcool sur la réponse sexuelle. Certains travaux indiquent ainsi que des sujets à qui l’on fait croire qu’ils ont bu de l’alcool sont plus activés sexuellement ou montrent plus d’intérêt pour la sexualité. Par exemple, Alan Lang, de l’Université d’État de Floride, a demandé à des sujets d’observer des photographies érotiques et d’évaluer leur caractère esthétique après avoir consommé un jus de fruit ou une boisson censée contenir de l’alcool. Sans que les sujets le sachent, A. Lang a mesuré le temps qu’ils passaient à regarder chaque photographie, considérant que c’était un indicateur de leur intérêt pour le sexe. Il a montré que ceux qui croyaient avoir bu de l’alcool passaient plus de temps à regarder les photographies.
Les aspects psychosociaux de l’alcool et du contexte de consommation ont donc de l’importance lorsqu’il s’agit de comprendre les relations entre alcool et sexualité. Ainsi, William George a observé qu’une femme qui consommait de l’alcool était généralement perçue comme plus susceptible d’accepter une relation sexuelle qu’une femme qui n’en consommait pas. D’autres travaux ont montré qu’une personne ayant consommé de l’alcool était jugée plus attractive. Dans une autre étude, des sujets devaient observer, par binômes, des photographies érotiques après avoir consommé une boisson alcoolisée ou non. La durée d’exposition à chaque diapositive était déterminée par un seul participant, auquel on communiquait les instructions suivantes : « Observer chaque diapositive aussi longtemps que vous et votre binôme souhaitent la regarder. »
Il s’agissait donc pour le sujet de déterminer dans quelle mesure son binôme souhaiterait être exposé à des scènes érotiques. Lorsque celui-ci croyait avoir consommé de l’alcool (ou que son binôme en avait consommé), il pensait que la désinhibition sexuelle de son partenaire était augmentée, et le temps de visionnage des photographies érotiques l’était également. Ces travaux soulignent que plusieurs processus parallèles sont à l’Å“uvre quand on consomme de l’alcool. Certains sont purement physiologiques, d’autres s’appuient sur les significations sociales associées à l’alcool, d’autres encore sont psychologiques. Un dernier domaine dans lequel l’alcool a une place de choix est celui de la création artistique.
Alcool et créativité : un mythe
L’alcool a fourni une proportion notable de calories quotidiennes à d’illustres écrivains, tels Antoine Blondin, Marguerite Duras, Malcolm Lowry, Jack London, Ernest Hemingway… Puisque l’alcool altère la conscience de soi (les individus ayant bu de l’alcool utilisent moins fréquemment que les autres les termes je, moi, mien, mon), il se pourrait qu’il facilite le passage d’un je cartésien, contrôlé et rationnel, à un je d’une autre nature, décrit par Rimbaud dans sa Lettre du voyant à Paul Demeny en 1871 – Je est un autre. Sous influence alcoolique, par le dérèglement des sens, je devient autre. Dans un essai consacré à l’alcool dans la littérature, le philosophe Alexandre Lacroix écrivait : « L’alcool est peut-être l’un des facteurs qui ont le plus contribué au renouvellement de la littérature après Baudelaire. » Toutefois, on ne peut exclure que le style de vie non conventionnel qu’aiment cultiver les artistes suffise à expliquer l’association entre alcool et créativité. De plus, il est imprudent de prendre pour argent comptant les témoignages de créateurs qui indiquent que l’alcool contribue à leur art. Les résultats d’une recherche expérimentale réalisée par A. Lang indiquaient que la consommation d’alcool n’avait pas d’impact sur la créativité, mais conduisait toutefois les sujets en état d’ébriété à juger leur production plus créative ! Cet effet correspond à l’une des conséquences connues de l’alcoolisation : l’auto-adulation (voir l’encadré page ci-contre).
Certaines recherches sur les relations entre alcool et créativité se sont intéressées à des artistes célèbres et à leur utilisation de l’alcool. Arnold Ludwig, du Centre médical universitaire du Kentucky, a rassemblé des éléments biographiques sur 34 écrivains et artistes du xxe siècle connus pour leur consommation excessive. En se fondant sur les écrits des artistes et des témoignages écrits de leurs proches, ainsi que sur les biographies disponibles, il a observé que l’alcool détériore la création artistique dans 75 pour cent des cas, tandis qu’il apporte un bénéfice direct dans 9 pour cent des cas et indirect dans 50 pour cent des cas. Ces résultats ne permettant pas d’apprécier véritablement l’effet de l’alcool sur le processus créatif, il est aujourd’hui impossible de conclure que l’alcool favorise la créativité. Plusieurs travaux expérimentaux suggèrent néanmoins que l’alcool pourrait avoir des effets contradictoires, facilitant certains aspects du processus créatif comme la phase d’incubation, où des processus d’association originaux peuvent apparaître, tout en empêchant un traitement intellectuel complexe. De plus, les effets désinhibiteurs attribués à l’alcool contribueraient surtout à désamorcer les tendances à l’autocensure et à stimuler la créativité de certaines personnes.
L’alcool est un paradoxe – pas seulement français – puisqu’à petites doses, il favorise les multiples facettes des relations sociales. Toutefois, chacun sait combien ses effets peuvent être délétères quand il est consommé en grandes quantités.